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Article : [324] - Montesquieu, « De l’esclavage des nègres »


mardi 12 juillet 2005

Par Corine Marliac

Il s’agissait de s’interroger sur les procédés du texte de Montesquieu « De l’esclavage des nègres » dans L’Esprit des lois.
Synthèse mise en ligne par Valentine Dussert.

Problème soulevé par le texte

  On admet que dans ce texte Montesquieu ironise, cherche à ridiculiser l’argumentation des partisans de l’esclavage. Mais qu’est-ce qui, dans le texte, permet de distinguer son propos du discours d’un véritable esclavagiste (très courant à l’époque puisqu’il est l’un des tout premiers à s’en démarquer) ?
  Il est bien entendu que des réponses comme « c’est odieux » ou « c’est absurde » ne prouvent aucunement que l’auteur ne pense pas ce qu’il dit. En pareil cas, il faudrait en tirer comme conclusion que Montesquieu est bête, méchant, ou les deux à la fois... Il y a suffisamment d’exemples de gens qui tiennent très sincèrement, et même avec conviction, des propos abominables ou stupides pour qu’une telle réponse ne puisse, à elle seule, justifier l’ironie du texte !
  Si on ne trouve rien, il faut soit dire que Montesquieu est effectivement esclavagiste (comme Bossuet, par exemple, qui justifie l’esclavage au nom de Dieu et de la sainte religion chrétienne et pour qui il est sacrilège d’y porter atteinte !), soit renoncer à expliquer un texte qu’on ne comprend pas...

Réponses des colistiers

  On peut se reporter utilement à l’explication que donne du texte René Pommier dans ses Explications littéraires, ed. SEDES, Paris, 1993 (explication à lire sur cette page du site de René Pommier).
  Il existe une possibilité : celle de l’ironie comme mention du discours de l’autre. Carl COGARD signale dans son Introduction à la stylistique que l’ironie n’est pas un phénomène purement linguistique, mais engage aussi des inflexions de voix, des mimiques, qui disparaissent évidemment d’un texte écrit. D’autre part, Catherine Kerbrat-Orecchioni citée dans Cogard p.282 souligne que c’est le savoir du lecteur sur les « exigences intellectuelles » de l’auteur qui permet de faire le partage des choses, entre énoncés sérieux et énoncés ironiques. Elle cite ce même passage de L’esprit des lois, en total décalage avec son contexte de rigueur démonstrative ; le contraste entre le sérieux et la solidité habituels du livre et ce chapitre déclenche selon elle l’effet d’ironie.
  Lorsque j’ai étudié ce texte en 2de ou en 1re, je l’ai lu avec un ton bien affirmatif et j’ai posé en première question : « Montesquieu est-il pour ou contre l’esclavage ? » A chaque fois ça n’a pas loupé, il y avait des « oui » et des « non ». Chacun argumente (en commençant par ceux qui sont dans l’erreur) et parmi ceux qui voient juste, il y en a toujours un qui a vu la structure hypothétique de la première phrase, ce qui permet de recaser le fait que pour comprendre un texte, l’analyse de détail est primordiale. A partir de là, une fois que tout le monde est d’accord sur la position de Montesquieu, je procède à l’analyse linéaire. Les élèves aiment bien en général le fonctionnement de l’absurde dans ce texte, mais seulement une fois qu’ils ont compris la première phrase pour les plus réticents !
  D’abord un indice initial de l’ironie : « Si j’avais à soutenir le droit (...) voici ce que je dirais » : l’hypothèse et le conditionnel montrent que Montesquieu n’adhère pas forcément au propos. Ensuite et surtout, chaque argument esclavagiste se détruit de soi-même car il est en contradiction logique avec la thèse, ou en contradiction interne. Exemple, le 1er argument prétend justifier l’esclavage des nègres par le génocide des Indiens d’Amérique, donc l’argument « génocide » est moralement pire que la thèse « droit de rendre esclave » - j’accorde que c’est une contradiction morale, et non logique, mais l’esclavagiste s’est placé sur le plan du droit moral. Le 2ème argument, économique lui aussi (« le sucre serait trop cher ») fonctionne de la même façon, en prétendant justifier l’esclavage par l’intérêt d’un luxe supplémentaire pour les Européens - il met en parallèle, d’une façon cynique, l’esclavage d’un peuple et le luxe d’un autre. Soit, accordons la possibilité du cynisme du texte. Mais l’argument « ils sont noirs / donc il est impossible de les plaindre » met en relation l’aspect physique et la pitié que les Noirs pourraient inspirer, donc pas de cohérence logique. Le 4ème, théologique (« impossible de croire que Dieu ait mis une âme dans un corps tout noir ») est incompatible avec la religion chrétienne, qui distingue justement le corps et l’âme ; l’argument ne s’appuie sur aucune référence biblique, et prétend connaître les voies (impénétrables...) de Dieu - c’est presque un blasphème. La référence aux Égyptiens « les meilleurs philosophes du monde » dévalorise le propos de l’esclavagiste, car pour le lecteur les « philosophes » c’étaient les Grecs - d’ailleurs, à l’époque de Montesquieu on ne sait même pas lire les hiéroglyphes, on ignore tout de la prétendue « philosophie » égyptienne. Donc encore un indice de l’ironie, l’esclavagiste montre une ignorance ridicule. La référence aux « peuples d’Asie » qui castrent les esclaves ne pouvait être une garantie de civilisation non plus pour le lecteur contemporain de Montesquieu, et cet argument physiologique se détruit de lui-même en laissant échapper que les noirs « ont un rapport avec nous » et qu’il faut donc les en priver. Enfin, les deux raisonnements in fine sont illogiques, car l’argument présuppose la validité de la thèse. a) raisonnement par l’absurde « si nous les supposions des hommes on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens », or l’argument implicite « nous sommes chrétiens » présuppose ce qui doit être prouvé, c’est-à-dire que l’esclavage est compatible avec la religion chrétienne. Le raisonnement est circulaire, donc invalide. b) 2ème raisonnement invalide lui aussi : il est fondé sur la non-intervention des princes d’Europe, mais l’esclavagiste laisse échapper qu’ils « font entre eux tant de conventions inutiles » ce qui dévalorise leur arbitrage, et de plus l’argument prétend prouver le droit (« le droit de rendre esclave ») par le fait (les Princes n’interdisent pas l’esclavage), or le droit moral ne saurait être argumenté par un fait. Donc le texte est un bel exemple d’argumentation faussée de bout en bout, et de façon très systématique, ce qui prouve son ironie fondamentale. Il est très intéressant de prendre le temps de « démonter » logiquement les arguments avec les élèves, de leur faire faire un peu de logique formelle. J’ai toujours constaté qu’ils s’y intéressaient vivement, même les classes pas très motivées. De plus, le texte procède par affirmations juxtaposées, sans relations logiques entre elles, sans raisonnement global : c’est donc une sorte de liste, un florilège des incohérences esclavagistes et racistes. Si l’on veut être rigoureux, on peut aller jusqu’à envisager que Montesquieu écrit vraiment au 1er degré, et qu’il est incohérent et illogique (et inculte). Mais dernier indice : le texte se termine par les mots « miséricorde et pitié », l’esclavagiste laisse échapper qu’il y aurait « miséricorde et pitié » à abolir l’esclavage, ce qui répond au début du texte « le droit que nous avons eu » : sur le plan moral, l’esclavage est définitivement condamné.

Question complémentaire : peut-on dire que Montesquieu raisonne par l’absurde ?

  Je ne sais si Montesquieu raisonne par l’absurde, mais la totalité de ses arguments sont exactement ceux qui sont employés par les défenseurs de l’esclavage. Prenons celui sur le christianisme : « De condamner cet état... ce serait non seulement condamner le droit des gens, où la servitude est admise, comme il paraît par toutes les lois, mais ce serait condamner le Saint-Esprit, qui ordonne aux esclaves, par la bouche de Saint-Paul, de demeurer dans leur état, et n’oblige point les maîtres à les affranchir » C’est le doux, l’intelligent, l’éloquent Bossuet qui l’a dit ! Et Du Tertre : « leur servitude est le principe de leur bonheur, et leur disgrâce est la cause de leur salut, puisque la foi qu’ils embrassent dans les îles les met en état de connaître Dieu, de l’aimer, de le servir ». Et en 1853, Alfred Michiels, qui n’était pas mauvais bougre puisqu’il traduisit La Case de l’Oncle Tom, dit encore : « la couleur noire, la couleur des ténèbres, est vraiment le signe de leur dépravation ». Je ne sais s’il faut en conclure quoi que ce soit sur le raisonnement de Montesquieu, je commente généralement ce texte avec un montage de citations de ce genre ; je me demande même si beaucoup de ses contemporains y voyaient vraiment malice...

Synthèse à consulter
  Des eunuques et des Noirs chez Montesquieu (285)


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