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Article : [375] - Les embrayeurs


samedi 22 octobre 2005

Par Corinne Durand Degranges

Il s’agissait de savoir à quoi correspondent en grammaire les « embrayeurs » et leur différence éventuelle avec les déictiques.
Il s’agissait aussi de savoir si les embrayeurs peuvent être des déictiques temporels (Par exemple : « il était une fois » est-il un embrayeur ?).

Réponses des colistiers :

  M. RIEGEL, J.C. PELLAT, R. RIOUL, Grammaire méthodique du français (page 577, « Les indices de l’énonciation » remarque).
« Les déictiques sont également appelés embrayeurs (traduction des shiffers de R. Jakobson, 1963) ou symboles lexicaux (suivant Peirce). Ces trois termes ne se recouvrent pas totalement.
  Dominique MAINGUENEAU, Précis de grammaire pour les concours.
Chapitre 23 : « Le concept d’embrayeurs n’appartient pas au vocabulaire de la grammaire traditionnelle mais, aujourd’hui, devenu essentiel, il fait l’objet de questions de concours. On les divise en personnes, en déictiques spatiaux et temporels ». Donc, là aussi, en rapport avec la situation d’énonciation.
Pour répondre à la question précise (« il était une fois » est un embrayeur ?) la réponse est non, « il était une fois » n’est pas un embrayeur. Pourquoi ? À cause de la « non personne » qu’est le « il » (et qui le situe automatiquement hors énonciation (en fondant énonciation et énoncé pour aller vite).
Suite aux travaux de Benveniste, on a pris l’habitude d’opposer les personnes je et tu qui sont des embrayeurs à la non personne « il », cf. Maingueneau.
Ce n’est pas aussi clair dans la grammaire de M.M. Riegel Riou mais je pense que c’est parce que -justement- c’est une grammaire et (cf. supra) « Le concept d’embrayeurs n’appartient pas au vocabulaire de la grammaire traditionnelle (puisqu’il vient de la linguistique). On y parle juste, page 578, des pronoms personnels de première et deuxième personne donc opposés à la non personne, mais l’opposition reste ici implicite.
Dans tous les cas, pour le « il était une fois » pas de doute : pas de hic et nunc, pas de situation d’énonciation, pas d’indication temporelle précise.
(Renaud)

Le postulat embrayeur englobant les déictiques temporels paraît vrai pour D. Maingueneau mais soumis à condition : ex. le présent des proverbes a une valeur de vérité générale donc non embrayeur car ne se référant pas à une situation d’énonciation précise.
« Il était une fois » est donc problématique car la source d’énonciation est le passé intemporel du conte et non d’une situation précise d’énonciation ayant comme repères le passé, le présent ou le futur précis.
(Corine)

L’embrayeur (traduction de l’anglais « Shifter ») a pour fonction d’articuler l’énoncé sur la situation d’énonciation. On range sous cette appellation les déictiques spatiaux (ici, là...), temporels (aujourd’hui, hier), les pronoms personnels (je, tu....), les démonstratifs (ce, cette) et les possessifs (mon, ton). Ces mots ont en effet la particularité de changer de « sens » suivant la situation d’énonciation. Pour faire bref, il s’agit des mots qui appartiennent au discours et non au récit ; ceux dont le repère se situe dans le moment de l’énonciation (maintenant, hier) et non dans l’énoncé (alors, la veille).
Le « il était une fois » n’est donc pas un embrayeur, si l’on suit la taxinomie de Jakobson, bien qu’il ait la particularité de débuter en général le conte et donc d’indiquer au lecteur que l’histoire qui va suivre se situe dans le temps imaginaire propre à ce genre de récit.
(Lutz)
Merci pour cette définition claire ; toutefois il me semble que la dichotomie Récit / discours est plus que contestée (Cf. Pratiques n° 100 ; décembre 1998, Pour en finir avec le couple récit/discours).
(Guillaume)

Les embrayeurs sont des mots placés en avant du message sensé...
« Alors », « eh bé », « tiens », « dis »...Voir le rôle dans En Attendant Godot.
On peut même considérer qu’un raclement de gorge est un « schifter », ou embrayeur.
(Jean-Roger)

Le Précis de grammaire pour les concours de D. MAINGENEAU propose tout un chapitre sur les embrayeurs. Si vous ne pouvez pas vous procurer le livre, je résume rapidement : les embrayeurs permettent de faire des repérages par rapport à la situation d’énonciation ; ce sont par exemple les personnes, « je », « tu », « nous », « vous » et les adjectifs possessifs correspondant à ces personnes. Les déictiques permettent les repères spatio-temporels : « ici », « là-bas », « demain ».... Les embrayeurs sont donc spécifiques au « discours » par opposition au « récit ». Dans ces conditions, « il était une fois » ne me semble pas appartenir à la catégorie des déictiques puisque l’expression est liée au récit et non au discours dans son sens traditionnel.
(Marie-Françoise)

D’après le Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage (DUCROT & TODOROV) « embrayeur » (shifter) est le terme employé par Jakobson pour « déictique », et il n’y a qu’un seul article pour les deux.
« Il était une fois » ne me semble absolument pas entrer dans cette catégorie (« expression dont le référent ne peut être déterminé que par rapport aux interlocuteurs » ibid.) suivent les exemples : pronoms de la 1re et 2e personne, démonstratifs et d’autres expressions faisant référence à l’énonciation (ici, hier, demain, en ce moment...)
(Christophe)

Les déictiques :
On entend par là des expressions dont le référent ne peut être déterminé que par rapport aux interlocuteurs (R. Jakobson les appelle « shifters », embrayeurs). Ainsi les pronoms de la 1re et de la 2e personne désignent respectivement la personne qui parle et celle à qui on parle. Il existe dans beaucoup de langues des couples d’expressions dont les éléments ne se distinguent l’un de l’autre que par le fait que l’un seulement est déictique (le premier de chaque couple dans la liste qui suit) :
Ici (à l’endroit où se passe le dialogue) vs là
Hier (la veille du jour où nous parlons) vs la veille
En ce moment (au moment ou nous parlons) vs à ce moment
E. Benveniste a montré que les déictiques constituent une irruption du discours à l’intérieur de la langue, puisque leur sens même (la méthode à employer pour trouver leur référent), bien qu’il relève de la langue, ne peut se définir que par allusion à leur emploi.
On peut se demander si un acte de référence est possible sans l’emploi, explicite ou non, de déictiques. Les démonstratifs, tels que nous les avons définis, comportent des déictiques. C’est le cas aussi des noms propres (« Dupont » = « le Dupont que tu connais »). Enfin les descriptions définies ne peuvent peut-être pas satisfaire à la condition d’unicité si elles ne contiennent pas, ou des déictiques, ou des noms propres et des démonstratifs (In Oswald DUCROT, Tzvetan TODOROV, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, éd. Seuil, 1972).

Je vous conseille les ouvrages de D. MAIGUENEAU, simples et précis :
Éléments de linguistique pour le texte littéraire et Précis de grammaire pour les concours.
En gros, le terme « embrayeurs » concerne les marques de l’énonciation, tout ce qui n’a de sens que par rapport à l’énonciateur. Le terme « déictique » est plutôt réservé aux adverbes de temps et de lieux, liés eux aussi à l’énonciation : ici, aujourd’hui, demain...
Mais l’expression « il était une fois », qui se coupe volontairement de la situation de l’énonciation pour ancrer le récit dans le monde de l’imaginaire, n’est ni un embrayeur, ni un déictique.
Gilles

Si vous considérez la question du point de vue des sciences du langage, parler d’embrayeurs et parler de déictiques relève de deux théories, non pas contradictoires, mais différentes. Je n’énonce là qu’une banalité : une différence de terminologie est toujours significative d’une distribution différente des concepts...
Si vous considérez la transposition didactique qui peut en être faite dans les classes, cela revient au même.
Je voudrais ajouter une chose [...]. Pour avoir ces derniers temps étudié divers manuels récents destinés aux collégiens et aux lycéens, je trouve que l’on « balance » ces notions en les réifiant, comme on l’a fait pour les diverses grammaires (de phrase « rénovée » en plaquant de la linguistique, ou « de texte »). On fait la même chose avec ce que les textes d’accompagnement des programmes appellent « grammaire de discours » (et qui, scientifiquement, ne tient pas la route en tant que domaine cloisonné par rapport à celui de la phrase ou à celui du texte). La question est de savoir comment ne pas faire du trop abstrait et du trop livresque avec ces notions issues de la problématique de l’énonciation pour que les élèves assimilent l’intérêt de la chose : arriver à se construire quelque chose que l’on pourrait appeler, selon le cas, un « point de vue », une position énonciative, une posture ; savoir se positionner par rapport à ce qu’il écrivent pour assurer par exemple la cohérence de leurs narrations ou de leurs argumentations, -et, bien sûr, savoir quel énonciateur prend en charge un énoncé dans le jeu de la polyphonie énonciative.
Tout cela dépend bien sûr des moyens qu’ont les enseignants du second degré d’impulser des pratiques vivantes permettant une assimilation réelle de ces outils, et non un nouveau rabâchage scholastique.
J.P. Bernié
Professeur d’Université en Sciences du Langage

Voici la définition que donne le Dictionnaire de linguistique Larousse des embrayeurs :
« les embrayeurs sont une classe de mots dont le sens varie avec la situation ; ces mots, n’ayant pas de référence propre dans la langue, ne reçoivent un référent que lorsqu’ils sont inclus dans un message.(V.DEICTIQUE)
Par exemple, « je, papa, hier, ici » ne prennent de valeur que par référence à un locuteur émetteur et par référence au temps de l’énonciation. « Je, papa, ici », exigent que soit connu le locuteur ; trouvés dans un énoncé transcrit sur du papier non signé ils ne permettent pas la pleine compréhension du message, hier demande que soit connu le temps de l’énoncé.
Mais on ne peut pas définir les embrayeurs par le seul critère de l’absence de signification générale unique. Par exemple, toutes sortes d’opérateurs logiques (connecteurs) utilisés dans les langues naturelles (or, mais, donc) n’ont jamais dans le discours la valeur conceptuelle propre qu’ils ont en logique ; ils servent à marquer à chaque fois une relation particulière entre deux concepts ou deux propositions. Le critère essentiel est donc bien le renvoi obligatoire au discours.
Selon la description des fonctions du langage, on réservera le nom d’embrayeurs aux unités du code renvoyant obligatoirement au message. Sans en dresser la liste, R. Jackobson signale le pronom et les temps des verbes. En effet, par leur faculté de signaler un événement antérieur ou postérieur à l’énonciation du message, les temps verbaux jouent le rôle d’embrayeurs. »
Tayeb Ghemired


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