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Article : [2] - Comment lire les vers en cas de rejet, contre-rejet, enjambement ?


lundi 7 janvier 2002

Par Jean-Eudes Gadenne

La question portait sur la manière de lire les vers qui comportent un rejet, un contre-rejet ou un enjambement, et de marquer les pauses dans ces vers.

Détail de la question initiale

Deux possibilités

  (1) Systématiquement respecter la pause en fin de vers. Ainsi, on fait entendre le mètre, les rimes, et surtout l’effet (d’attente, de suspens, de mise en valeur le plus souvent) produit par le rejet, le contre-rejet ou l’enjambement. Par exemple, pour « Le dormeur du val » de RIMBAUD (les pauses sont indiquées par / ) :
C’est un trou de verdure / où chante une rivière /
Accrochant follement / aux herbes des haillons /
D’Argent. / Où le soleil, / de la montagne fière, /
Luit : / c’est un petit val / qui mousse de rayons. /
[...]
Les pieds dans les glaïeuls, / il dort. Souriant comme /
Sourirait un enfant malade, / il fait un somme : /

  (2) Suivre la syntaxe et ne pas s’arrêter à la fin du vers mais à la fin du groupe syntaxique, pour montrer qu’il y a rupture rythmique :
C’est un trou de verdure / où chante une rivière /
Accrochant follement / aux herbes des haillons d’Argent.
Où le soleil, / de la montagne fière luit : /
c’est un petit val / qui mousse de rayons. /
[...]
Les pieds dans les glaïeuls, / il dort. /
Souriant comme sourirait un enfant malade, / il fait un somme : /

Les réponses

Réponses favorables à la première solution : respecter la métrique

  J’ai appris, il y a longtemps, que la poésie permettait de combiner deux rythmes, et c’est ce qui en fait la musicalité, et l’originalité. Le rythme du vers peut s’opposer à celui de la syntaxe, c’est là qu’est la surprise, la rupture, l’effet (pas cornélien du tout) donc j’attends du lecteur de poésie un strict respect du rythme du vers, même et surtout contre la syntaxe (tout contre ?). Mais si, au bac, un élève lit autrement, je ne lui en veux pas... (Jean Muller)

  C’est un vieux débat, mais je penche pour la première solution. A quoi cela servirait-il de créer un effet si la diction le supprime (en croyant le respecter) ? (Michel Balmont)

  Je penche pour la première solution, car la seconde affaiblit voire abolit la métrique et donc ici la poésie. Je vous soumets donc quelques extraits du livre de Gérard DESSONS et Henri MESCHONNIC Traité du rythme, Des vers et des proses, publié chez Dunod en mai 1998. Les autres livres de MESCHONNIC sur la question du rythme sont également passionnants. Il faut toutefois noter que les questions de métrique, de diction du vers, pour techniques qu’elles paraissent, n’en sont pas moins l’objet de nombreux débats, parfois virulents. Voici les références : « Mais l’enjambement n’est pas un négation du mètre, comme certains le croient et le lisent, il en est au contraire une forme de tension (c’est-à-dire de contradiction non résolue) qui le suppose et le maintient. Sans cette tension, il n’y a plus enjambement ni vers. » (p.67) Il en va de même pour l’enjambement : « il doit maintenir la fin de vers qu’il semble abolir. De ce point de vue, césure et enjambement (ou rejet, quand le fragment rejeté à l’autre vers est bref) sont comparables. » (p. 91). Cet argument d’autorité n’est pas absolument satisfaisant (surtout que Meschonnic est parfois contesté...). Mais il me semble que la première interprétation, non seulement est la plus juste, mais aussi est la plus intéressante. C’est la diction la plus tendue, la plus difficile, la plus riche donc, la lectio difficilior, qui doit à mon sens être privilégiée pour donner au mètre tout son poids, son déséquilibre dans l’équilibre, sa tension. (Jean-François Bianco)

  La première solution est la bonne, pas seulement parce que mon prof de stylistique à Grenoble (M. Yves Le Hir) nous le disait déjà, mais parce que cela tombe sous le sens. C’est de marquer la pause qui fait qu’on entend le rejet, qui met en valeur le mot rejeté au début du vers suivant ou celui en fin de vers et lui donne ainsi son relief. Mais c’est aussi que pour moi, la poésie ne se lit pas comme de la prose, même si Hugo a voulu lui mettre un bonnet rouge, ou si Rimbaud établit une coupure entre l’ordre syntaxique et l’ordre de la versification en ne faisant plus coïncider les deux. Mais si on lit jusqu’au vers suivant, on casse le rythme complètement or le débit poétique n’est pas le débit de la prose. Qu’on me comprenne bien : il ne s’agit pas de marquer une pause lourdissime, mais de faire sentir l’accent sur la dernière syllabe. Voici ce que dit BONNARD dans Notions de style et de versification : « On remarquera que ces effets - ceux du rejet ou de l’enjambement - ne sont pleinement sentis que si l’on observe la pause habituelle en fin de vers » (p 82). Exemple : « L’huître tout d’un coup / Se referme » (LA FONTAINE) Si on lit tout d’une traite, on n’entend plus le claquement de l’huître... (Marc Fesneau)

  Tout à fait d’accord avec la première solution : sinon, quel intérêt aurait le procédé, si ce n’est de créer cet effet d’attente, de mettre en valeur le mot en position de rejet ou de contre rejet ? Si le mot est relié à la suite par la lecture, l’effet est annulé, cela n’apporte rien au deuxième vers non plus. Les vers sont fait pour être entendus et seule une lecture à voix haute qui souligne l’enjambement lui donne sa pertinence stylistique. (Françoise Lecroisey)

  La première solution, bien sûr, puisqu’elle réserve la surprise, mais en respectant aussi l’accent de phrase. (Christian David)

  J’adopte la première solution. L’enjambement produit un effet de suspension du souffle et de la pensée, motivée par la contradiction entre deux principes de segmentation, syllabique et syntaxique (voir Le vers et le poème, ed. Nathan Université). Voici ce qu’écrit ARAGON dans son Traité du style : « Tout se réduit à ceci : tandis que dans les vers ordinaires, on laisse tomber la voix à la fin de chaque vers, la voix reste soutenue et suspendue à la fin de ceux qui enjambent : par là est éveillée l’attention de l’auditeur, qui reste dans l’attente tant que dure la pause ; puis, comme la voix n’a pas baissé, elle doit pour le rejet, augmenter d’intensité ou changer d’intonation. » (Philippe Lavergne)

  Il me semble que Jean MAZALEYRAT, dans son excellent ouvrage Éléments de métrique française, ed. Armand Colin, 1974 donne raison à la première solution - cf. pp. 114 sq. (Franck Brunel)

Réponses favorables à la deuxième solution : respecter la syntaxe

  La deuxième solution me semble plus poétique. (Christine Foyer)

  Je suis la syntaxe, et me range donc du côté de la deuxième solution. Je crois me souvenir que Gainsbourg, chantant Verlaine, en fait autant. (Paul Carbone)

  A priori, les rejets, contre rejets et enjambements disloquent le vers, en lui donnant un aspect prosaïque (voir LAROUSSE, Grammaire du Français Contemporain, § 651). Je suis plutôt d’avis que les pauses se font à la fin du groupe syntaxique. Exemple de VERLAINE (tiré de LAROUSSE, op. cit.) :
/.../ de qui la main imperceptible sait
Parfois donner un soufflet / qu’on échange
Contre un baiser / sur l’extrême phalange
Du petit doigt, / et comme la chose est
Immensément excessive et farouche,
On est puni par un regard très sec.
Je prends souvent pour expliquer aux élèves que la barre de mesure en musique, comparable à la coupe de fin de vers n’implique pas que l’on s’arrête sur la dernière note, et qu’en revanche on reprend sa respiration à la fin de la phrase musicale. (Philippe Joussain)

  Je suis tout à fait d’accord avec la deuxième solution, et voici comment et pourquoi :

  • Comment ? Dans l’exemple de RIMBAUD cité ci-dessus (« Le dormeur du val »), les accents d’intensité portent sur verdure, chante, rivière, herbes, argent, soleil, fière, luit, glaeuls (syllabes plus fortement prononcées), et on fait durer certaines d’entre elles (verdure, herbes, soleil, fière, glaïeuls), solution que je préfère de beaucoup à une coupe, aux endroits où nulle ponctuation ne peut justifier un arrêt. Avec cette diction le poème évidemment devient tout oral, on renonce à ce que l’auditeur puisse reconstituer les vers.
  • Pourquoi ? Parce que je l’ai entendu réciter comme ça, et quasiment chanter, par un réciteur professionnel de poésie, acteur en tournée individuelle, et que ça m’a beaucoup plu, et que j’ai aussi entendu d’autres acteurs dire ainsi d’autres poèmes. Parce que c’est ainsi qu’on en agit au théâtre aussi. Si l’on veut un fondement théorique, il me semble qu’enjambements, rejets et contre-rejets sont des moyens de faire sauter la barrière du vers, forcément trop court, tout en restant poète classique. Bref, c’est jouer de la norme, ne la respecter que graphiquement. Dernier argument, mais il est de taille, il s’agit de l’enjambement de l’avant-dernier vers sur le dernier. Tout le monde aura remarqué qu’il n’y a pas de virgule après « poitrine » ; je lis donc :
    Il dort dans le soleil, / la main sur sa poitrine
    Tranquille. / Il a deux trous rouges au côté droit.
    Que si vous pratiquez votre lecture avec marque systématique des fins de vers, hélas vingt fois hélas, tout l’effet est perdu ! Conclusion : peut-être sens-je les choses ainsi parce que je suis plus auditif que visuel. En tout cas, quand je fais réciter de la poésie, j’ai tendance à être très exigeant sur ce point.
    Autre message, posté un peu plus tard : J’ai l’impression qu’il y a quand même un consensus sur le fond. Certains font durer la dernière syllabe du vers et d’autres y mettent une pause. Les uns et les autres marquent quand même la fin du vers. Il me semble aussi que tout dépend de l’intention pédagogique que l’on a. Si l’on veut faire remarquer l’enjambement, à des élèves à peu près moyens, il faut évidemment créer la surprise en marquant la pause. Si en revanche on a affaire à un public pour qui la versification n’a plus de secret, ne pas marquer la fin du vers ne porte pas à conséquence. D’un autre côté, au théâtre, ne pas marquer les fins de vers résulte parfois d’une volonté de rendre le texte plus naturel donc plus accessible. Faire sentir l’enjambement, c’est-à-dire faire quelque chose pour qu’on entende bien qu’il y a une fin de vers, c’est au fond tenir un métalangage sur le texte que l’on lit, c’est faire une lecture qui est en même temps un commentaire, ce n’est pas neutre. D’un autre côté on peut reprocher à ceux qui enjambent sans broncher de « neutraliser » l’effet de l’enjambement. Est-ce donc seulement un problème de distanciation dans la lecture ? Voulons-nous marquer une connivence dans la lecture ? Voulons-nous souligner l’effet ou l’admettre comme très naturel ? lisons-nous toujours de la même façon ? Sur la question de la pause après l’accent, je ne crois pas qu’il y ait forcément une coupe après un accent, mais je parle là d’accents secondaires le plus souvent. Un exemple de Verlaine : « De la musique avant toute chose ». Dans ce vers j’accentue sur le « i » de musique et le « o » de chose, mais je ne coupe pas après « musique » et je fais la liaison avec « avant ». Il faut donc que j’allonge un tout petit peu la syllabe « -si » pour marquer une pause qui n’est pas forcément un silence. J’avoue qu’arrêter l’émission de voix ne me paraît pas souhaitable sur certaines liaisons. La coupe est sans doute un outil très adapté au vers classique. En poésie allemande ou anglaise, l’accent n’est pas toujours sur la dernière syllabe du mot et donc il n’y a pas de coupe après lui ; ce n’est pas du tout gênant. Pour moi une partie du plaisir de la poésie vient de ces phénomènes d’accélération et de ralentissement. Je compare cela à la musique. Le vers constitue une mesure dont on est conscient, mais on n’a pas forcément un silence après chaque mesure. Je pense aussi que le besoin de souffle est un bon indicateur des arrêts à faire. Quand on chante certaines parties difficiles il faut bien calculer où l’on pourra prendre souffle sans que cela casse le chant. (Rémi Audier).

Autres interventions

  C’est un sujet... épineux et... inépuisable. Je donne des cours de théâtre et de diction et à cette occasion j’ai souvent abordé le sujet, exercices à l’appui. Aucune des deux solutions n’est pleinement satisfaisante. Il faut respecter le vers, c’est clair ; mais il faut aussi éviter - ce que la diction du XVIIe imposait jusqu’au ridicule, ce que la Comédie Française proposait encore dans les années cinquante - de s’arrêter en fin de vers et de repartir, voire de marteler le vers. Si on n’imposait pas abusivement dans la lecture dite expressive de monter en début de phrase (quelle que soit la phrase) et de redescendre doucement en fin de phrase on n’aurait pas ce lalala systématique des diseurs de vers : je m’élance, je monte, je redescends, ça plane. Aujourd’hui on a tendance à privilégier le sens par rapport au rythme mais en poésie à faire sentir quand même ce rythme. Dur ? Par écrit, pas facile d’expliquer. Le texte de Rimbaud est un excellent exemple et il est redoutable à lire... (Roger Berthet)

  Comment lit-on alors les vers d’une seule syllabe (Sonnet de J. Rességuier) ? D’après Alain FRONTIER dans La Poésie (ed. Belin), la diction est une question de mode : la première solution serait valable jusqu’au XVII-XVIIIe voire encore un peu au XIXe, mais « A la mort de Hugo le moule éclate » (p.161) et « le trimètre empêche une scansion dite ‘classique’ » (p.164) ; des vers d’Aragon « n’admettent aucune coupe et doivent se lire de façon tout à fait continue » (voir encore chez Laforgue : « je me suis perdu par mes grands vingt ans, ce soir / De Noël gras. / Ah ! dérisoire créature ! »). (Philippe Misandeau)

  Je me contente de recopier le GRADUS... « La phrase enjambe sur le vers sans qu’on puisse marquer un temps d’arrêt. Ex : "Et le sourd tintement des cloches suspendues / Au cou des chevreaux dans les bois" (LAMARTINE). Prononcer avec pauses après "cloches" et "chevreaux", mais "suspendues au cou" » Mais fait suite à cette définition préliminaire une série de remarques sur l’expressivité de l’enjambement, qui incite à penser qu’une lecture adéquate serait la bienvenue : il faudrait donc respecter pauses, rimes et effet... Cela dit, franchement, lorsque les romantiques se sont donnés un mal de chien à mettre un bonnet rouge au vieux dictionnaire, est-il bienvenu de les coller de nouveau, les pauvres, dans un corset systématique de stricte bienséance ? Que la lecture interprète et choisisse, pourvu qu’elle s’interroge... (Marlène Blanes)

  Question intéressante que celle de la diction respectueuse ou pas de la métrique bien que la réponse soit plus argumentative, persuasive et historique qu’épistémologique. En effet, j’adopterais une position allez ! d’abord conciliatrice... Ainsi, comment lire le poème d’APOLLINAIRE où toute ponctuation disparaît ?
L’amour s’en va comme cette eau courante
L’amour s’en va
Comme la vie est lente
Et comme L’Espérance est violente
Henri MESCHONNIC, dans son Traité du rythme, ed. DUNOD, p. 188, note qu’une indécision peut selon la lecture considérer les deux derniers « comme » tels des comparatifs ou / et des exclamatifs, ce qui, selon la lecture, transforme le texte ou plutôt réduit sa polysémie. Page 53, il évoque le problème de la diction de la comptine qui transgresse l’organisation du rythme et les règles de la métrique classique au profit d’une diction traditionnellement forte sur des éléments parfois sémantiquement faibles (l’accentuation est notée en gras) : « Une poule sur un mur / qui picote du pain dur ». Enfin, en matière de rejet, contre, enjambement, parfois, respecter l’organisation du rythme prosodique au profit d’une diction fondée sur le découpage syntagmatique appauvrit l’intention du texte, exemple : « Lui donnent un gros sou // lié dans leur mouchoir » (RIMBAUD, « Le Mal »). Une pause à l’hémistiche ne traduirait pas l’intentionnelle trivialité de l’expression de la dérision dans le poème. En définitive, voici le propos du maître MESCHONNIC, p. 127 : « Il importe de distinguer l’organisation du rythme dans le discours et la diction du discours, qui, même quand elle s’applique à "restituer" le rythme du discours, lui reste extérieur. » et plus loin, p. 150 : « La tendance à ne marquer que les groupes logiques, ce qu’on appelle parfois une lecture "prosaique", détruit "le concept même d’enjambement qui est une non-coïncidence des groupes sémantico-syntaxiques. » C’est clair ! Fonder la diction sur la découpe syntagmatique peut trahir l’effet de sens. Mais encore faut-il déterminer exactement ce qu’est ce groupe syntagmatique quand justement la métrique telle qu’elle est devenue depuis les romantiques, redéfinit et malmène cette notion qui n’est plus fondée sur une norme mais sur le discours (si bien que respecter par exemple chez Racine la découpe syntagmatique c’est annuler l’alexandrin, si travaillé par le dramaturge !). MESCHONNIC préfère parler ici de « groupe de sens » plutôt que de groupe syntagmatique, ce qui me paraît plus juste, bien que très aléatoire et variable d’un auteur, d’un texte à l’autre. C’est pourquoi la deuxième solution proposée ci-dessus est comme une traduction littérale d’un texte, fondée sur le respect d’une règle, mais non une traduction du texte ! (Dominique Poulain)

  Jean MAZALEYRAT, dans Éléments de métrique française, ed. Armand Colin, écrit, sur le principe de discordance entre la phrase et le vers, pp. 115-116 : « ... Il y a discordance entre le dessin métrique et le dessin grammatical de la phrase. Si alors on veut maintenir le mètre (comme invite à le faire la présentation visuelle de l’énoncé, l’instinct rythmique et éventuellement le contexte, quand les vers s’inscrivent dans une suite à structure métrique assurée), on est forcé de marquer artificiellement l’accent final de vers, en contradiction avec le mouvement de la phrase , qui ne le soutient plus. »  ; puis, p. 119, à propos du même procédé et de ses manifestations : « ... renforcement de l’accent rythmique marquant [l’articulation métrique] afin d’assurer son maintien... » Cela semble donner raison à la première solution. [...] MAZALEYRAT dit encore beaucoup de choses intéressantes sur le sujet, notamment à propos des débordements métriques à l’intérieur même des vers, qui posent parfois de vrais problèmes d’interprétation, en raison de l’ambiguïté sur les regroupements syntaxiques à opérer. Par ailleurs, s’il est vrai que la pause est parfois imposée par l’accent tonique, comme dans ces vers de HUGO (cités par le même auteur) : « Sur la terre bénie au fond des cieux, MAUDITE / Au fond des temples noirs par le fakir sanglant », parfois, au contraire, la pause semble difficile : « Je veux rester stupide et furieux DEVANT / Les coups du sort, les coups de mer, les coups de vent ». Ou ceci encore, chez MALLARME :
A toutes jambes, Facteur, CHEZ L’
Editeur de la Décadence...
où il va être assez difficile de paraître encore intéressant, la discordance se résolvant nettement au profit de la syntaxe. Un dernier mot, encore : chez Claude SIMON, dans Le jardin des Plantes, un passage sur le sujet (pp. 104-105, éditions de Minuit). Le narrateur ne prend pas parti, mais donne à la discussion de ses personnages un cadre amusant : des serveurs de restaurant fatigués, une nuit tropicale grandiose et des déclamations de vers qui créent un univers fantomatique.
Autre message, posté un peu plus tard : le choix de telle ou telle option permet des variations de sens recherchées par l’auteur ou le récitateur. Dans son Petit Traité de Versification française, ed. Armand Colin, 1989, Maurice GRAMMONT écrit, p. 109 : « La portion de l’élément syntaxique qui est rejetée dans un autre élément rythmique est mise en un relief extraordinaire. Elle le doit au contraste que les vers à enjambement font avec les autres, dans lesquels le rythme et la syntaxe sont continuellement d’accord ; elle le doit non moins aux particularités que le débit de ces vers impose à la voix. Ce n’est pas que l’enjambement, comme certains l’ont dit, supprime la pause de la fin du vers ; loin de là, la pause finale du vers qui enjambe est aussi nette et aussi longue que celle des autres, et son dernier accent rythmique est aussi fort. Tout se réduit à ceci : tandis que dans les vers ordinaires on laisse tomber la voix à la fin de chaque vers, la voix reste soutenue et suspendue à la fin de ceux qui enjambent ; par là est éveillée l’attention de l’auditeur, qui reste dans l’attente tant que dure la pause ; puis, comme la voix n’a pas baissé, elle doit, pour le rejet, augmenter d’intensité ou changer d’intonation. » Voilà un enseignement impérieux. MAZALEYRAT est beaucoup plus nuancé : il distingue, pour résumer, l’enjambement d’une part, des phénomènes de rejet et de contre-rejet d’autre part. Si les seconds demandent une pause au milieu du groupe syntaxique pour, justement, souligner l’effet recherché, il est moins certain que l’enjambement, « simple débordement des groupements de la phrase par rapport à ceux du mètre, sans mise en vedette d’aucun élément particulier » , soit aussi lié aux accents rythmique. Bref, il y aurait, avec l’enjambement, un certain nivellement du rythme, et un effet de prosaïsme. Il distingue ainsi : « Les vents et les oiseaux//S’UNISSENT - le ciel change » (rejet d’ELUARD), et « Je cognai sur ma vitre ; il s’arrêta -> Devant ma porte, que j’ouvris d’une façon civile » (enjambement de HUGO). Il est à noter, avec le vers d’Eluard, et ceux de bien d’autres, que ce problème ne concerne pas seulement la pause à la fin du vers, mais encore les coupes et les césures : au milieu du vers, rejets, contre-rejets et enjambements peuvent aussi se produire. (Jean-Marie Lasserre)

Complément

  Certaines pauses, par leur absence ou par leur ambiguïté (indécision quant à sa place en cas de rejet, de contre-rejet ou d’enjambement), produisent des effets de sens. Dans « Les Colchiques » d’APOLLINAIRE,
Le colchique couleur de cerne et de lilas
Y fleurit tes yeux sont comme cette fleur-là
selon la place de la pause, en toute absence de ponctuation, le GN « tes yeux » sera COD ou sujet des verbes qui l’encadrent (respectivement, rejet ou enjambement).
  BRASSENS est coutumier de ces jeux créés par les conflits entre regroupements rythmiques et regroupements syntaxiques, autour d’une pause marquée ou non marquée, ou ambiguë, entre deux vers ou de part et d’autre de la césure. Il pratique toujours la pause, au mépris des désarticulations syntaxiques que, malicieusement, il opère :

  • « La non demande en mariage » : « N’attachons pas les cÅ“urs aux queues // Des casseroles » (la pause, nettement marquée dans le chant, suggère un sens - croustillant, que rectifie le complément déterminatif retenu et dont l’énoncé est retardé).
  • « Tonton Nestor » : « Mais au lieu du // "Oui" attendu, // De sa pauvre voix lass’, // Au tonsuré // Désemparé // Elle a dit "merde", hélas ! ».
  • « Le Bistrot » : « Dans un coin pourri // Du pauvre Paris, // Sur un’ place, // L’est un vieux bistrot // Tenu par un gros // Dégueulasse ».
  • « Le Roi » : « Il y a peu de chances qu’on // Détrône le roi des cons ».
  • « Gare au gorille » : « Supposez que l’un de vous puisse être // Comme le singe, obligé de // Violer un juge ou une ancêtre // Lequel choisirait-il des deux ? // Qu’une alternative pareille // Un de ces quatre jours, m’échoie // C’est, j’en suis convaincu, la vieille // Qui sera l’objet de mon choix // Gare au gorille ! ».

En guise de non-conclusion

  Les avis sont partagés et il semble difficile de faire une synthèse de la synthèse !
  Merci à tous les contributeurs...


Ce document constitue une synthèse d’échanges ayant eu lieu sur Profs-L (liste de discussion des professeurs de lettres de lycée) ou en privé, suite à une demande initiale postée sur cette même liste. Cette compilation a été réalisée par la personne dont le nom figure dans ce document. Fourni à titre d’information seulement et pour l’usage personnel du visiteur, ce texte est protégé par la législation en vigueur en matière de droits d’auteur. Toute rediffusion à des fins commerciales ou non est interdite sans autorisation.
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