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Article : [563] - La scène de M. Dimanche dans Dom Juan de Molière


vendredi 28 décembre 2007

Par Claire Borrell-Chowdhury

La synthèse dépasse largement la question initiale, qui était : « Pourquoi le metteur en scène Armand Delcampe a-t-il supprimé la scène de M. Dimanche (IV, 3) ? Dans une optique comique, elle s’intégrait pourtant bien à l’image qu’il donnait du personnage de Don Juan, assez joueur, enfantin. » Les colistiers de manière générale disent regretter la suppression de cette scène, que nul n’envisage comme secondaire, trop éloignée du combat de Don Juan avec le ciel ou de son rapport aux femmes. Au contraire, elle apparaît comme une scène très intéressante, voire indispensable pour cerner toute la complexité du personnage et l’ambiguïté de la pièce.
Synthèse mise en ligne par Valentine Dussert.

Une scène comique

  La scène est comique, c’est une scène de farce proche de la commedia dell’arte, au rythme rapide et enjoué, avec un échange de répliques courtes - comme une sorte d’improvisation de Don Juan. On y trouve toute la gamme des procédés comiques : comique de gestes (gestes exagérés de civilités, installation et désinstallation du siège par les valets, sortie du personnage) ; comique de situation (l’incapacité à réclamer son dû, l’inversion des rôles - le créancier payé de belles paroles, le créditeur qui devient débiteur ; le jeu final de Sganarelle, imitant son maître) ; comique de caractère (personnage stéréotypé du bourgeois créancier : vulgarité - réclamer de l’argent, confusion, naïveté, vanité nobiliaire - une sorte de Mr Jourdain) ; comique de mots (comique de répétition, termes à double entente, ironie de Don Juan).

Une scène qui renforce l’ambiguïté de la pièce

  Tonalité comique et tragique mêlées dans l’alternance des scènes : cette scène est située entre deux scènes tendues (visite au tombeau et remontrances du père). Dans la scène elle-même l’image de Don Juan est ambiguë (voir ci-dessous).

Intérêt dramatique de la scène

  On a parlé de l’acte IV comme de l’acte des « fâcheux » : quatre visiteurs (M. Dimanche, Elvire, Don Louis, la statue du commandeur viennent interrompre Don Juan, chez lui, s’apprêtant à souper).
  Contribution d’un colistier : « Cette scène avec M.Dimanche est assurément importante car Don Juan, coincé chez lui, ne peut plus fuir et voit toutes ses victimes venir lui demander des comptes : comptes financiers avec M. Dimanche, les comptes dus à sa classe et à ses ancêtres, les comptes de ses victimes féminines, et enfin, Dieu, avec la statue du Commandeur. Molière renouvelle la scène classique de la comédie des Fâcheux en multipliant les intrus qui retardent d’autant l’arrivée, à la fin, de la Statue...Va-t-elle venir ? La verra-t-on ? Chaque arrivée annoncée augmente le suspens. A cela s’ajoute le jeu de scène répété avec des variations selon la classe sociale... « Voulez-vous dîner avec moi ? Prenez un siège »... Il veut retenir chaque nouvel arrivant, mais les réactions diffèrent. Cette scène nous permet aussi de bien définir la différence bourgeoisie/noblesse et d’illustrer le mépris de la noblesse pour l’argent. Supprimer la scène de M. Dimanche supprimerait toute la gradation rigoureuse de l’acte... ».
  On trouvera la lecture du schéma actantiel pour cette scène sur le site de P. Misandeau.

Intérêt psychologique

  Don Juan, quoi qu’il en dise, a été troublé par sa visite précédente au tombeau du commandeur. C’est l’occasion ici pour lui de retrouver confiance en lui, de réaffirmer son talent, de retrouver une certaine supériorité (certes un peu facile comme avec les paysannes dans l’acte II).

Le théâtre dans le théâtre

  Autre contribution : « De plus, le propos n’est-il pas de parler du théâtre, de ses artifices ? C’est une lecture possible. Ici, Don Juan joue et se joue de M. Dimanche. Il est chez lui, maître des lieux, il règne. »

L’image complexe de Don Juan dans cette scène

  On peut voir : un Don Juan joueur, presque enfantin, qui s’amuse de et avec M. Dimanche, un virtuose de la parole, qui improvise et sait comment séduire par les mots, un grand aristocrate qui méprise les valeurs bourgeoises. Mais aussi un Don Juan cruel, qui s’acharne sur M. Dimanche humilié, qui ne paye pas ses dettes, qui transgresse les valeurs morales, sociales, économiques.
  Une première contribution : « Pour ma part, je trouve cette scène avec M. Dimanche très précieuse pour montrer aux élèves la différence (essentielle !) entre un noble et un bourgeois - qu’ils confondent généralement : ils sont "riches" l’un et l’autre... Molière écrit pour les nobles et ses pièces sont avant tout jouées à la Cour. Il va dans le sens de son public en ridiculisant les bourgeois qui veulent jouer à être nobles (le Bourgeois Gentilhomme) ou en se moquant des banquiers qui croient aux vertus de l’épargne (l’Avare). En effet, un noble ne doit pas épargner, il doit tout donner, et même gaspiller (fêtes, banquets...). L’épargne et l’économie sont des vertus uniquement bourgeoises. Dans cette scène, Molière semble dire à son public endetté : voici comment vous débarrasser de vos créanciers roturiers. Les spectateurs nobles en profiteront pour se moquer de la vision bourgeoise étriquée de la famille de M. Dimanche : ses enfants, son petit chien... (comme c’est moderne !). Les valeurs nobles sont bien différentes : l’honneur, le nom. En même temps, il s’agit d’un vol caractérisé et d’un "abus de position dominante" : n’importe qui peut le reconnaître. Les nobles rient donc jaune. Et c’est toute l’ambiguïté de la pièce : un grand seigneur (méchant homme) critiqué par un roturier (Molière) devant d’autres nobles et grands seigneurs... Pas facile à faire accepter ! »
  Une seconde contribution : « J’ajoute, pour la scène avec M. Dimanche, qu’elle est essentielle si on tient compte de l’analyse de Michel Serre dans Hermès ou la communication : selon lui, Don Juan c’est aussi celui qui pervertit l’ordre social en refusant de s’intégrer dans la circulation des biens, donc dans l’ordre social, "un don pour un don", l’offre et l’échange. Cela permet de comprendre le tout début de la pièce, "Quoi qu’en dise Aristote et toute la philosophie, il n’est rien d’égal au tabac" (voir la synthèse n°197, Molière et le tabac. Sganarelle explique que l’échange du tabac, en offrir à la ronde, c’est le modèle de la vertu, cela rend vertueux. Ce serait un paradigme de la pièce tout entière, la vie sociale repose sur la circulation des biens. Et le fait est que Don Juan prend (des femmes) mais ne rend pas, il "paye" les autres de paroles, il truque en prenant quelque chose pour rien. Donc la scène avec M. Dimanche, en plus de toutes les analyses sur "Don Juan grand seigneur qui ne paye pas ses dettes", ou "Don Juan transgressant chacun des dix commandements", ou "Don Juan méprisant les autres", ou "Don Juan maître de la parole manipulatrice", est essentielle : il ne paye pas ses dettes, de même qu’il ne paye pas la "dette" contractée en épousant Elvire pour l’abandonner, qu’il se félicite d’être acquitté pour le meurtre du Commandeur, sans "payer" ce meurtre par un remords, etc. On pourrait cependant réfléchir à la question suivante, pour moduler l’analyse : Don Juan certes s’exclut de la circulation sociale, cependant il entre dans l’échange social "attendu" deux fois : en se battant contre les voleurs pour aider un noble en détresse (qui s’avère être un frère d’Elvire) il se conduit comme un noble seigneur. Et au dénouement, quand il accepte effectivement le souper promis à la statue du Commandeur, il tient sa promesse. Cependant, cela ne contredit pas l’analyse, et même peut la confirmer : en se jetant au secours de don Carlos, Don Juan offre son épée, pas forcément sa vie, par sens de l’honneur, c’est une autre morale que celle de la circulation des biens, c’est un acte "gratuit" (pas de témoins), relevant de la morale aristocratique, et peut-être un jeu, se précipiter dans l’action, en solitaire. Quant au dénouement, même si l’on conçoit que Molière devait "punir" son personnage (et suivre la tradition, qui permettait un dénouement très spectaculaire, pour un public friand de "comédies à machines"), cela ne contredit pas non plus l’analyse de Michel Serre et même la confirme : Don Juan, encore une fois, n’échange pas un bien contre un bien (repentir et conversion contre le salut de son âme), il accepte un "souper" mortel, ce faisant il refuse l’ordre moral, du repentir, et se jette dans la mort et la damnation - peut-être lucidement - pour refuser cet "échange". Le texte de Michel Serre est vraiment passionnant ! »

Les mises en scène

  La scène est supprimée par Patrice Chéreau, qui donne lui-même des explications, dans Avant-scène : cette scène avait « quelque chose d’indéchiffrable dans l’optique où nous nous placions » (contre-temps, triomphe trop facile de celui qu’il condamne à l’échec). La scène intervient à un moment où les rapports entre Don Juan et Sganarelle se sont durcis, ce que ne reflète plus le comportement du valet singeant le maître ; la farce triomphe à un moment où le metteur en scène souhaitait souligner la dimension tragique du personnage ; le triomphe facile de Don Juan sur M. Dimanche gênait aussi Chéreau qui souhaitait montrer l’échec de l’entreprise donjuanesque ; enfin la scène manifeste une contradiction dans le projet de Chéreau qui présentait Don Juan comme traître à sa classe. Ici au contraire la morgue méprisante du grand seigneur est tout aristocratique.
  La scène est supprimée par Armand Delcampe : il trouve cette scène secondaire (cf. le CD d’accompagnement du DVD commercialisé) ; le grand gamin qu’est Don Juan dans cette version pouvait-il avoir la trempe d’affronter un créancier ? hypothèse plausible. Ou bien la pièce est très longue (trop) dans cette mise en scène en extérieur : il fallait faire des coupes (là encore rupture de rythme ?). La classe a écrit à M. Delcampe, qui répond gentiment en privé : il s’agit pour lui d’une scène de farce. L’absence de M. Dimanche est seulement due aux contraintes matérielles du spectacle en extérieur (budget, conditions climatiques difficiles, durée de la pièce).
  Dans la mise en scène de M. Bluwal, Don Juan (Michel Piccoli) est très cynique et la scène est assez statique, ne fait pas rire.
  Dans la mise en scène de Daniel Mesguish, qui plaît en général par son originalité, la scène est parfois controversée. La cruauté de Don Juan est soulignée par un parti pris osé (dont il s’explique dans le dvd d’accompagnement) : M. Dimanche en usurier juif, accompagné sur scène de toute sa famille, maltraité par un Don Juan « antisémite », « néofasciste ». En arrière-plan sonore, bruits de bottes et comme une rafle nazie en off au début de la scène. Les flambeaux qui accompagnent la sortie de M. Dimanche pourraient faire allusion aux futurs bûchers.
  Dans la mise en scène de Bernard Sobel avec Didier Sandre dans le rôle de Don Juan (1973), un Don Juan onctueux à souhait, qui « embobine » totalement M. Dimanche, séduit de bout en bout par ses paroles (on peut se procurer le disque audio avec le n°4 de Théâtre aujourd’hui : Dom Juan de Molière, métamorphoses d’une pièce, CNDP, 1995).

Merci notamment à Sabine Lemoine, Alain Ruhlman, Agnès Guinchard, Philippe Misandeau, Philippe Lavergne, A. Perthuis-Lejeune...


Ce document constitue une synthèse d’échanges ayant eu lieu sur Profs-L (liste de discussion des professeurs de lettres de lycée) ou en privé, suite à une demande initiale postée sur cette même liste. Cette compilation a été réalisée par la personne dont le nom figure dans ce document. Fourni à titre d’information seulement et pour l’usage personnel du visiteur, ce texte est protégé par la législation en vigueur en matière de droits d’auteur. Toute rediffusion à des fins commerciales ou non est interdite sans autorisation.
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