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Article : [50] - L’auteur a-t-il pensé à tout ça ?


vendredi 16 août 2002

Par Anne-Françoise

Les élèves posent souvent cette question lors des explications de textes : « Est-ce que l’auteur a pensé à tout ça ? » - comment peut-on leur répondre ?

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  Effectivement, chaque année, à un moment ou à un autre, dans les classes de lycée, cette question revient sur le tapis. Je crois qu’il importe de ne pas l’éluder, car elle met en jeu beaucoup de choses. (une bonne question à se poser aussi serait : qu’est-ce qu’ils ont derrière la tête en posant cette question et qu’est-ce qu’elle implique ? Mais c’est une autre histoire...). Pour ma part, je réponds toujours : oui... et non !
Oui
Oui car il ne faudrait pas prendre les auteurs pour des imbéciles :-)
Un écrivain est un professionnel de l’écriture. Lorsqu’il utilise une métaphore, une allégorie, une césure à l’hémistiche, un contre-rejet, il sait ce qu’il fait et cela résulte d’un choix. Et ce choix, on peut l’analyser. Le travail de la création ne se fait pas de façon « neutre ». On a toujours recours à des procédés, des techniques, des « ficelles ». De même, au cinéma, une scène ne crée pas de l’angoisse ou de la peur par hasard : cela résulte de choix, de techniques (montage, musique, tension dramatique, scénario, savoir du spectateur et savoir des personnages, façon de filmer etc etc).
Non
Non pas entièrement, car il y a une part d’inconscient dans toute création. D’ailleurs la psychocritique a justement pour but de chercher à trouver dans une Å“uvre ce que l’auteur ne sait pas y avoir mis... Et c’est vrai que parfois on peut aller un peu (trop ?) loin dans l’interprétation. (Est-ce qu’un poète se dit : « tiens, je vais mettre une allitération en "m", ça suggèrera mieux la douceur ?... »).
Je leur explique aussi que, par conséquent, il est assez illusoire de vouloir retrouver « tout ce à quoi l’auteur a pensé au moment où il a écrit son texte ». J’irais même jusqu’à dire que pour moi, c’est une erreur que de penser que cela puisse être le but d’une lecture méthodique ou d’un commentaire. Le but est plutôt de rechercher quels sont les effets (au sens large) produits par le texte aujourd’hui et quels sont les procédés utilisés pour créer ces effets, ce qui est beaucoup plus intéressant. Ainsi on peut observer qu’un texte est construit sur un contraste entre la mort et la vie sans nécessairement se demander si l’auteur a pensé qu’il créait un contraste entre la mort et la vie au moment de l’écrire (de toutes façons, on n’aura jamais ou très rarement la réponse à cette question...). Pour cette même raison, je me méfie des commentaires qui en restent aux tournures et interprétations du type : « l’auteur veut... », « l’auteur souhaite nous faire comprendre... », « l’auteur a sans doute voulu », « son intention... » etc (Oublions un peu l’auteur !).
Je résume, car en général, je prends au moins 20 minutes pour leur expliquer tout cela ;-) :
Est-ce que l’auteur a pensé à tout cela ? A vrai dire, je ne sais pas s’il a pensé à tout cela, mais je constate que c’est présent dans le texte, et que cela peut produire un effet sur le lecteur...
L’explication par analogie fonctionne assez bien aussi : Est-ce que le peintre (variantes : le compositeur / le photographe / le réalisateur / le publicitaire / le sculpteur etc.) a pensé à tout cela lorsqu’il a fait son tableau ? (variantes : sa symphonie / sa photographie / son film / son affiche ou spot publicitaire / sa statue etc.) ; c’est assez éclairant !
On peut aussi faire l’expérience suivante avec eux : visionner par exemple un spot de pub (un bon, de préférence, certains sont de véritables petits chefs-d’Å“uvre) ou bien une séquence d’un film et leur poser les questions suivantes : Qu’entendez-vous ? Que voyez vous ? Que lisez-vous ? Que dire des cadrages, lumières, sons, bruits, musiques, éclairage ? Qu’en pensez-vous ? que ressentez vous ? que comprenez-vous ? Quel était le sens ? le message explicite ? Le message implicite ? Et la question finale : à votre avis, est-ce que les publicitaires / réalisateurs ont pensé à tout ce que vous venez de trouver lorsqu’ils ont imaginé ce spot ? (le plus souvent, la réponse est : oui, bien sûr) mais la vraie question est surtout : pourquoi et comment ça fonctionne ?
Je terminerai en disant que la meilleure façon que j’ai pu trouver de fournir une réponse valable à cette question essentielle a été : de faire lire à mes élèves (c’était une 1re L) un roman, de les inviter à réfléchir à un passage en particulier et de préparer une lecture méthodique, puis... d’inviter l’auteur en classe et de leur proposer de lui poser directement la question. « Alors, est-ce que vous avez vraiment pensé à tout cela lorsque vous avez écrit ce passage ? » Si vous pouvez le faire, faites-le ; le dialogue qui suit est assez étonnant ! Eh oui, en effet ! il y avait pensé !... (Jean-Eudes Gadenne)

  J’ai l’impression de n’être jamais assez convaincant là-dessus. Je vois deux directions possibles. Surtout quand on a soi-même une expérience de la création artistique, on sait l’intense activité intellectuelle qu’elle comporte. Il y a du travail, bien plus que ne peuvent l’imaginer des jeunes gens qui écrivent les phrases comme elles leur viennent, et il y a des quantités d’autres composantes difficiles à analyser : émergences de l’inconscient, hasards acceptés ou refusés, influence de la culture. Là encore, nos petits sauvages n’imaginent pas qu’on puisse savoir tant de choses. Même si les Fleurs bleues de Queneau commencent à nous paraître un peu trop artificielles, elles permettent de montrer qu’on peut laisser peu de part au hasard. Par ailleurs, plus difficile à faire passer, il y a l’idée que les oeuvres une fois livrées au public sont des objets qui, comme les vers de Valéry, ont « le sens qu’on leur prête ». (François Collard)

  J’ai rencontré également la traditionnelle question. Ma réponse tient d’ordinaire en ces termes : Vous êtes stupéfaits par l’outillage technique parce que c’est ce que nous venons de pointer minutieusement durant cette séance. Mais attention, danger : vous confondez notre point de vue d’apprenti technicien avec celui de l’auteur. Si vous vous crispez sur l’explication de telle ou telle figure de style, vous perdez de vue le sens vivant, organique, du texte. Un écrivain écrit rarement dans l’unique objectif d’utiliser cet outillage technique et encore moins dans l’idée de vous faire suer sang et eau. Il écrit vraisemblablement sous le coup d’une urgence à dire, souvent à crier, d’ailleurs. Mais comme il préfère la puissance à la violence, il va privilégier la forme plutôt que les décibels. Qu’il pense ou ne pense pas aux formes qu’il emploie, elles lui sont venues au moment opportun. Comme dans tout domaine technique, on peut également faire remarquer la vertu des exercices réguliers, afin de désacraliser la métaphore si judicieuse... Hugo entamant chacune de ses journées par une fournée d’alexandrins (paillards, comme il se doit) pour se mettre en train... Lorsque le geste devient quasi mécanique, il n’est plus nécessaire d’« y penser » : on peut se consacrer à l’élan. (Marlène Blanes)

  La preuve par l’oreille : un écrivain, c’est d’abord celui qui a « tous ces mots qui bougent dans la tête » (Supervielle) ; il écrit avec la richesse qu’il a intériorisée et dont, fort heureusement pour lui, il ignore presque tous les mécanismes. A l’oreille (certains ont même un gueuloir pour ça), il sait que c’est réussi ou à revoir. La preuve par l’écriture automatique : on reconnaît le style des uns ou des autres et ce n’est pas l’écriture automatique qui a concrétisé le mot d’ordre « la poésie doit être faite par tous et non par un ». La preuve par Kafka : il croyait faire de l’humour et nous le lisons comme celui qui a le mieux dit le versant le plus noir du XXe à venir et qu’il n’a même pas eu le temps de connaître. (François de Beaulieu)

  Je réponds « peu importe » et je leur donne cette citation de Barthes à partir de laquelle nous débattons : « La naissance du lecteur doit se payer de la mort de l’Auteur ». Je leur raconte aussi l’anecdote suivante : une personne de ma connaissance, très éprise de l’Å“uvre d’un certain auteur, parvient un jour à rencontrer celui-ci : elle lui parle de ses livres, de ce qu’elle y perçoit (et pourquoi) ; l’auteur ouvre de grands yeux et lui répond qu’il n’a jamais pensé à cela mais qu’il trouve l’analyse très pertinente. On peut aussi penser (de manière un peu plus cruelle pour les lecteurs que nous sommes) à la scène de Annie Hall où Alvy-Woody, dans la file d’attente d’un cinéma, est agacé par un pédant qui improvise une leçon sur un auteur X. Alvy implore le ciel : si seulement X était là pour dire à l’autre que son propos est un tissu d’âneries. L’auteur en question apparaît et vient infirmer les propos du critique. Bref, lire et donner du sens, faire une lecture analytique, c’est prendre un risque. (Antoine)

  « 10% d’inspiration et 90% de transpiration » Paul Valéry ? (Esaintot).

A lire pour prolonger la réflexion

  Questions aux professeurs, les réponses de Bruno Hongre. L’auteur imagine des questions posées par un élève à son professeur, toujours liées à l’explication de texte. Les réponses offrent des pistes de réflexion intéressantes sur le travail, la sincérité calculée de l’écrivain, la nécessité d’une rigueur pour l’explication de texte, et son utilité...


Ce document constitue une synthèse d’échanges ayant eu lieu sur Profs-L (liste de discussion des professeurs de lettres de lycée) ou en privé, suite à une demande initiale postée sur cette même liste. Cette compilation a été réalisée par la personne dont le nom figure dans ce document. Fourni à titre d’information seulement et pour l’usage personnel du visiteur, ce texte est protégé par la législation en vigueur en matière de droits d’auteur. Toute rediffusion à des fins commerciales ou non est interdite sans autorisation.
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