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Article : [658] - Peut-on étudier Shakespeare en classe de Première ?


vendredi 23 juillet 2010

Par Marie-Luce Colatrella

Il s’agissait de s’interroger sur la pertinence de l’étude d’une pièce de Shakespeare, Roméo et Juliette, en classe de Première S (le dramaturge fait partie des auteurs cités dans les programmes officiels). La question a suscité de nombreux échanges sur la liste Profs-L, et notamment une réflexion sur l’étude d’Å“uvres étrangères ; cette synthèse tâche d’en reprendre les principaux arguments en citant les réponses telles quelles, réparties toutefois entre les « contre » et les « pour ».
Synthèse mise en ligne par Valentine Dussert.

Réponses « contre »

  « Je suis étonnée que les Instructions Officielles proposent Shakespeare à l’heure où les inspecteurs nous demandent, dans l’académie de Rouen tout au moins, d’éviter d’étudier en lecture analytique les textes de langue étrangère. Dans cette académie, les inspecteurs insistent également pour que les professeurs n’étudient pas d’Å“uvres étrangères (excepté en lectures cursives). »
  « Pour ma part, j’ai été échaudée une fois pour une lecture analytique extraite de L’Utopie de Thomas More. Bien après avoir fait le cours, j’ai consulté le texte anglais, et je me suis aperçue que l’adjectif « idle », qui apparaît à deux reprises dans le texte, avait été sur-traduit (et autres constatations annexes) : j’ai donc vraiment eu l’impression de trahir le texte de départ. Depuis, lectures analytiques de texte écrits en Français, et, dans la mesure du possible, des lectures complémentaires venant d’horizons divers et variés... »
  « Je souscris aux arguments des collègues qui défendent l’étude d’une Å“uvre étrangère, la littérature comparée... et je pense que les textes officiels n’empêchent pas de le faire... MAIS, pour ma part, je n’étudie pas d’Å“uvre intégrale de littérature étrangère, et surtout pas pour l’objet d’étude théâtre. Pourquoi ?
D’abord, parce que j’estime que le but de mon enseignement de professeur de Lettres en Première (toutes séries), est avant tout de faire connaître la littérature française : la plupart de mes élèves n’auront plus jamais accès, au delà de la première, à ces Å“uvres littéraires qui fondent la culture dans laquelle ils vivent. Si nous avions du temps pour faire vraiment de la littérature comparée pourquoi pas, mais la priorité me semble être à leur transmettre déjà des repères quant à la littérature française (c’est déjà assez ardu !), avant d’ouvrir au domaine étranger, qu’ils peuvent toutefois découvrir de manière plus informelle par la lecture cursive.
Ensuite, parce que je ne m’estime pas compétente dans l’analyse d’une Å“uvre de littérature étrangère : j’ai déjà étudié des extraits de ces Å“uvres, et je ne suis pas sûre que je n’en fausse pas le sens en analysant l’Å“uvre à travers mes critères et ma formation de spécialiste de littérature française... Le Baroque shakespearien peut-il s’expliquer de la même façon que le Baroque français ? Quant je suis examinatrice à l’oral du bac, c’est encore pire ! Je suis incapable d’évaluer correctement un élève sur une Å“uvre étrangère, surtout si je ne l’ai pas déjà étudiée moi-même ! Je me force à le faire, par principe, pour ne pas exclure tout un objet d’étude de mes sujets d’interrogation, mais je peux vous dire que j’ai vraiment déjà souffert sur Othello et Richard III ! Cela ne m’aide pas à mettre le candidat à l’aise, et les notes s’en ressentent forcément... Et peut-on reprocher à ce même candidat de ne pas étudier des effets de style qui n’existent peut-être que dans la traduction française ? Les critères d’évaluation ne seraient alors pas les mêmes pour tous les candidats, selon le texte sur lequel ils seraient interrogés...
Enfin, pour ce qui concerne le théâtre, dont la visée d’étude est « Du texte à la représentation », il est très difficile pour moi de parler avec justesse des conditions scéniques du théâtre dans un contexte étranger : que sais-je du théâtre élisabéthain ? du Théâtre du Globe dont je n’ai au mieux, vu que des photos ? de la réception de ces pièces dans le contexte anglais de l’époque ? dans le contexte actuel ? Et ne parlons pas du théâtre espagnol du Siècle d’Or, ou du théâtre russe... Bien sûr, si l’étude de l’Å“uvre est couplée avec une représentation actuelle, en V.O. avec sous-titres (comme c’est de plus en plus fréquent au théâtre), ou sans traduction, mais avec des effets scéniques éclairants, comme c’est le cas des spectacles du Footsbarn Theater, cela change la donne... Mais on n’a pas toujours cette opportunité ! Bref, ne voyez pas dans mes propos l’avis d’une vieille conservatrice aigrie (que je ne pense pas être !), mais seulement les doutes d’un prof qui cherche à aller à l’essentiel, dans le sens premier du terme... »
  « De la version de Hugo à celle de J. M. Desprats, actuel traducteur de la collection Pléiade, la perception d’une pièce de Shakespeare varie énormément. Notre perception est donc forcément tronquée et une collaboration avec les collègues de langue serait bien nécessaire. Je choisis donc, pour ma part, de n’aborder les textes traduits qu’en complément. En revanche, il me semble que nous pouvons bien mieux faire comprendre à de jeunes adolescents d’aujourd’hui les conditions scéniques du théâtre élisabéthain - cet espace théâtral foisonnant et microcosmique où toute la société se rassemblait des prostituées aux gentilshommes - que l’atmosphère éthérée des représentations de Racine à Versailles, avec les tirades psalmodiées, les fausses hanches, les habits rouges et les perruques (pardonnez-moi si je commets quelques erreurs). Toute pièce ne peut être reçue qu’en étant « représentée » dans un contexte actuel. Enfin, j’espère qu’un(e) collègue pourrait m’éclairer sur ce que l’on entend précisément par « Shakespeare hors tragédie » (dans les programmes officiels). Shakespeare, à ma connaissance, n’a jamais classifié ainsi ses pièces. L’édition des Å“uvres de 1623 classe bien onze pièces dans la série Tragedy mais Richard III n’en fait pas partie (classé encore aujourd’hui dans Histoire) non plus que Troïlus et Cressida. La notion de Tragédie était d’ailleurs comprise à l’époque de Shakespeare comme accident de la fortune et non pas selon l’approche aristotélicienne. Je tiens ces éléments de Shakespeare de A à Z de Michel Grivelet, paru chez Aubier. Quelle serait d’ailleurs la raison de l’exclusion des Tragédies shakespeariennes, Å“uvres majeures de la littérature mondiale, de notre étude, alors que nous pourrions aborder Valère Novarina (mentionné dans les programmes), qui me fait lui ressentir tragiquement, à chaque fois que j’essaie de lire une de ses pièces, mes limites intellectuelles ? »
  « Cette pièce vient d’être au programme des Terminale L mais dans la cadre des « grands textes fondateurs »... elle serait donc la bienvenue dans l’objet d’étude des réécritures mais pas dans les autres sections où nous devons avant tout consacrer nos 4 heures à faire connaître notre littérature ! Mais cela peut être une très bonne lecture cursive... En TL, j’ai travaillé cette pièce avec la collègue d’Anglais qui m’a bien aidée pour la versification anglaise totalement différente de la nôtre, étude fondamentale à la bonne compréhension de l’écriture et j’avoue que, même en TL, seuls les élèves anglicistes et passionnés par la langue ont accroché à ses cours qui étaient remarquables... Il vous faudra donc une excellente classe si vous voulez que votre étude passe bien... et pensez aussi à ce qu’ils seront capables de ressortir à l’oral s’ils tombent sur un collègue passionné par l’Å“uvre... ou l’ayant travaillée en TL... moi, je me méfierais ! »

Réponses « pour »

  « Que signifie être un professeur de Lettres Modernes sinon maîtriser une ou deux langues en plus du français ? Pourquoi serait-il possible de faire étudier Les Métamorphoses d’Ovide en Terminale et pas Le Marchand de Venise ou La Vie est un songe ? Les instructions officielles ne prévoient-elles pas une ouverture à la littérature européenne en classe de Première ? Ne peut-on faire figurer le texte originel à côté du texte traduit ? »
  « Dans l’Académie de Rouen, les inspecteurs insistent également pour que les professeur n’étudient pas d’Å“uvres étrangères (excepté en lectures cursives). Outre que cela me désole parce que la « littérature comparée » est une découverte extraordinaire (et un moyen de mettre en place un travail interdisciplinaire ou de révéler aux élèves qu’on peut parler nous aussi une langue étrangère et qu’il y a pas mal de profs de français bilingues), j’y décèle une incohérence avec les programmes. Lors de la sortie des « vieux » nouveaux programmes en objets d’étude, l’accent avait été clairement mis en Première sur la littérature européenne, à grand renfort de publicité ! (je me souviens notamment de l’exaltation d’une inspectrice qui en profitait pour vanter les mérites du manuel qu’elle avait coordonné et qui faisait la part belle aux textes traduits ! elle n’a pas dû faire fortune avec !) On réservait ainsi la littérature française/francophone en Seconde et on élargissait en Première avec la littérature européenne (cf les IO). Que reste-t-il aujourd’hui de ces belles intentions ? Les colistiers reviennent régulièrement sur les difficultés que pose le choix d’Å“uvres étrangères : l’impossibilité (?) de travailler sur le style, l’existence de plusieurs traductions, l’incapacité prétendue des traducteurs à ne pas savoir utiliser une langue artistique, la traduction étant une trahison, sauf (?) lorsque c’est Baudelaire qui adapte (plutôt que traduire !), etc. Autant de problèmes qu’affrontent en permanence les enseignants en Terminale L et qu’ils sont bien obligés de gérer, car on a beau faire des études thématiques, elles s’appuient souvent sur des analyse d’extraits, dont la langue originale nous est parfois totalement inconnue, non ? Vous avez dit incohérence, hypocrisie et mauvaise fois ?... En Second et Première je suis un prof incapable et en Terminale, d’un seul coup, je suis parfaitement compétent... On peut opposer le fait qu’en Première, les Å“uvres écrites à partir de 1840 et jusqu’en 1580 ou plus loin encore sont pour nos élèves des Å“uvres écrites en langue étrangère, et qu’il y a déjà tant à faire... Oui. Mais.... »
  « Pour ma part, j’ai étudié l’année 2007-2008 Le Songe d’une nuit d’été en Première (dans une édition bilingue ce qui permet de faire quelques remarques sur le texte anglais et le travail de traduction) et personne n’y a trouvé rien à redire. Les élèves ont été plutôt enthousiasmés et l’inspecteur qui m’a inspectée cette année-là m’a encouragée à poursuivre ce travail d’ouverture européenne. L’année prochaine je compte de nouveau étudier William Shakespeare, Harold Pinter et Tennessee Williams en travaillant en collaboration avec mon collègue d’anglais (nous n’avons pas encore choisi quelle pièce j’étudierai en lecture analytique, lesquelles je proposerai en cursive ou pour lesquelles je sélectionnerai un extrait donné en texte complémentaire, lesquelles seront étudiées uniquement en cours d’anglais), ce qui nous permettra encore de travailler sur la langue anglaise et sa traduction (un tant soit peu...) ; et, parce que ces auteurs ont été choisis puisqu’ils sont programmés au théâtre l’an prochain (à Paris et sa banlieue... je suis dans l’académie de Créteil), nous pourrons aussi réfléchir aux questions de représentation, d’adaptation. Par ailleurs, pour que les élèves aient aussi une certaine connaissance du répertoire français et de l’évolution du théâtre en France, je leur proposerai en cursive et en textes complémentaires des Å“uvres (ou extraits, évidemment) diverses et variées puisées parmi celles de Corneille, Molière, Racine, Marivaux, Beaumarchais, Hugo, Musset, Ionesco, Camus, Koltès, Lagarce, etc. (je n’ai pas encore construit ma séquence !) avec quelques travaux à l’appui - compte-rendu de lecture, question sur un corpus, commentaire, écriture d’invention, analyse de mise en scène pour les pièces que nous irons voir, etc. Étudier une Å“uvre étrangère n’empêche pas de donner un aperçu de ce qui existe en France... Cela dit, j’ai déjà interrogé des élèves sur Macbeth ou Hamlet, preuve que certains collègues n’hésitent pas à proposer l’Å“uvre de Shakespeare. Pour finir, ces deux dernières années Roméo et Juliette était au programme des TL : c’est sans doute que cela fait partie de nos classiques ! »
  « Je suis confrontée au même questionnement que vous. Voici la réponse de l’inspection dans l’académie de Besançon : (1) les documents d’accompagnement ne font que suggérer, ils ne sauraient être complets ni constituer une liste close, (2) les grandes Å“uvres ont leur place dans l’enseignement des Lettres. C’est donc avec un grand bonheur que j’attends des nouvelles de ma collègue d’anglais pour envisager conjointement l’étude de l’une des pièces de Shakespeare au choix. Le tout sera prolongé par un voyage culturel en Grande-Bretagne au mois de mars dans le cadre de la valorisation de la filière L, nous espérons pouvoir assister à une représentation au Globe. »
  « Une fois de plus, cela doit dépendre des académies ; j’ai étudié jadis pour le théâtre et le baroque La Vie est un Songe de Calderon (c’était à l’époque dans l’académie du Nord) et je n’ai eu aucune remarque ni réclamation d’aucune sorte et on ne peut pas dire pourtant que ce soit un des quelques grands textes européens fondateurs... Je pense qu’on ne lèse pas les élèves ni notre grande littérature française en les faisant sortir un peu du franco-français, toute précaution souhaitable sur l’analyse d’une traduction donnée. Le premier monologue de Sigismond est littéraire, poétique et métaphorique aussi en traduction même si on trouve parfois des choses contestables... comme dans nos analyses de textes francophones... Et si Shakespeare est difficile à traduire bien, pour avoir comparé avec mes TL de l’année dernière on arrive quand même à se débrouiller. A l’examinateur de ne pas se montrer trop intransigeant dans le cas d’Å“uvres traduites... »
  « Eh bien dans l’académie de Grenoble, j’interroge en S et ES depuis mercredi dernier des élèves qui ont étudié Hamlet et vu Macbeth... et mes collègues ont de même étudié conjointement Ubu Roi et Macbeth...c’est bien, ça change de Dom Juan et de l’Ile des esclaves ! »
  « Pour ma part, je choisis la pièce de théâtre pour les Première en fonction du programme de notre salle de spectacles qui, cette année, proposait une mise en scène de Macbeth (celle de Grégoire Ingold). Nous avons lu le texte dans la traduction de Pierre Jean Jouve et fait quatre lectures analytiques avec des questions du type : « En quoi cette scène est-elle du théâtre dans le théâtre ? », « Comment se manifeste la folie de Lady Macbeth ? », « Etudiez la première apparition du héros éponyme. » ; questions qui peuvent se traiter sans une analyse rigoureuse du texte d’origine. J’ai bien sûr travaillé avec le professeur d’anglais qui leur a fait apprendre par cÅ“ur certains passages et nous avons vu des extraits des films d’Orson Welles, Polanski et Kurosawa. Les élèves ont beaucoup aimé cette interrogation sur les notions de liberté, de choix, de déterminisme, de monstruosité, et en plus, cela correspond aux propositions des IA-IPR de l’Académie de Grenoble : « Nous recommandons en revanche des lectures d’Å“uvres complètes variées, choisies aussi dans les grands classiques étrangers : Shakespeare, Goethe, Schiller, Dante, Leopardi, Cervantès. » Expérience à refaire, donc (mais avec les « grands » textes, on ne se trompe jamais !) »


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